par Antonio Di Ciaccia
Cher Romeo,
Je n'ai vu que quelques unes de vos œuvres, littéralement entraîné par notre amie commune Marie-Hélène Brousse. Il m'a fallu du temps, après l'instant de voir, pour comprendre, pour saisir dans votre travail cette touche unique quoique indigeste et inquiétante.
D'une part, on me dit que vous avez donné corps à un nouveau mode de penser le théâtre à notre époque. J'en prends acte, n'étant pas compétant en la matière. D'autre part, je ne peux pas ne pas remarquer que vos pièces sont un enseignement pour mon travail quotidien. Disons encore une fois, avec Lacan, que l'artiste précède le psychanalyste et lui montre des choses qu'il ne voudrait pas voir et dont il ne voudrait rien savoir malgré qu'il y soit confronté jour après jour.
On sait que déjà Freud faisait référence à l'artiste, surtout à l'artiste de théâtre, qui avait réussi à donner une figuration, par exemple dans l'Œdipe, à la manière selon laquelle la jouissance est interdite à l'humain. Et nous savons aussi que Lacan complète la triade œdipienne avec ce quatrième terme qui consiste en l'objet du désir de la mère dans l'Hamlet de Shakespeare. Le théâtre donc est une figuration de l'inconscient appelé non par hasard ein andere Schauplatz, ein anderes Schauspiel.
Ce qui me frappe dans votre théâtre ? D'une part, une certaine impudence et corrélativement un courage, certes. Mais ce qui me frappe davantage c'est que vous visez à approcher au plus près le réel. Je dirais même que vous utilisez le théâtre pour arracher le réel non seulement au principe de réalité, mais aussi au principe de plaisir en essayant de vous mesurer avec l'au-delà du principe de plaisir pour faire une caisse de résonnance à cette « Chose » muette et assourdissante qui, avec sa pupille aveugle, nous regarde.
C'est un réel qui, à nous psychanalystes, arrive par morceaux hors sens et hors temps, nous frappant à l'improviste. C'est ce réel impossible à supporter qui prend forme en quelque chose qui fait souffrir l'humain dans le corps et dans l'esprit et dont pourtant il ne peut pas se passer – et voilà qu'il s'incarne dans ce damné symptôme qui se répète.
Je trouve que votre parcours est articulé : il ne s'agit pas d'une pure constatation du réel qui traumatise, mais c'est aussi la recherche d'une solution. Cette solution – qui n'en est pas une si on entend par là consolation – a tout l'air d'être en syntonie avec ce qu'enseigne l'expérience analytique : il faut passer par une kénosis – pour citer Lacan qui reprend saint Augustin – ou encore la scabeaustration, c'est-à-dire la castration de cet escabeau où siège le moi – pour parler comme Lacan imitant Joyce.
Alors, qu'est ce qui ressort dans votre parcours ? Deux objets : l'objet regard et l'objet voix. Ce sont deux objets dont le statut est de causer le désir. Souvent on les rencontre dans leur beauté limpide : il suffit de le demander à l'amoureux et notamment si ce dernier s'appelle Dante, épris du battement de paupières de Béatrice.
Et pourtant c'est dans l'horreur, dans l'angoisse, dans la terreur, qu'on rencontre souvent l'objet regard et l'objet voix parce que derrière se profile le désir de l'Autre que nous ne maîtrisons pas mais par qui nous sommes atterrés : voix aphone d'un surmoi féroce, par exemple, ou encore regard hostile d'un dieu méchant.
Votre art consiste dans le fait d'avoir su articuler ces deux objets en les présentant dans leur matérialité. Je pense à ce que vous disiez lors d'une rencontre à Rimini, vous référant à un spectacle complexe porté en scène quelques années plus tôt. La version Jules César. Pièces détachées – qui n'est pas sans référence au texte homonyme de Jacques-Alain Miller[1] dédié au Séminaire de Lacan Le sinthome – voit l'extrapolation de ces deux moments de l'ancien spectacle qui dans la reprise de mars s'affrontent comme deux noyaux vivants dont le centre est la voix. Dans un de ces moments, une télécaméra d'endoscopie est introduite jusqu'à la glotte du personnage de « …skij » pour montrer la chair de la parole. Dans l'autre, l'oraison funèbre de Marc Antoine est prononcée par un acteur laryngectomisé et là, ce qui parle c'est littéralement la blessure.
Alors rien que de la peur, de la panique, de l'angoisse ? Non ! Votre Papposilène , avec son regard inhumain et la langue assourdissante dans l'obscurité d'un refuge antiaérien, nous renvoie au comique, au fait que, malgré tout, l'inconscient, c'est « rire », rire du fait que structurellement nous, les humains, on ne s'en sort pas tellement bien.
Est-ce vous ou bien Piersandra Di Matteo qui a donné au projet 2014 pour la ville de Bologne comme sous-titre Cours de linguistique générale[2] ? Pour moi, il s'agit d'une très valable « Introduction au Cours de lalangue, pour chacun singulière ».
Merci pour votre travail.
Avec mes salutations,
Antonio.