Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congrès de l'AMP • 14-18 avril 2014 • Paris • Palais des Congrès • www.wapol.org

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AFFINITÉS
Laurence Duchêne, économiste
& Pierre Zaoui, philosophe
Le réel d'aujourd'hui, c'est l'argent

Propos recueillis par Caroline Leduc et Aurélie Pfauwadel [1]

Selva Almada
Laurence Duchêne enseigne les sciences économiques et sociales en classes préparatoires au Lycée Carnot à Paris. Pierre Zaoui est maître de conférences en philosophie à l'université Paris-VII Denis Diderot. Ils sont tous deux membres du comité de rédaction de la revue Vacarme.

Malaise dans le politique au xxie siècle
Aurélie Pfauwadel : Dans votre ouvrage commun, L'abstraction matérielle. L'argent au-delà de la morale et de l'économie[2], vous pointez la servitude nouvelle des classes politiques, propre aux seules sociétés capitalistes modernes et qui peut prendre différents noms : « mur de l'argent » ou « dictature des marchés ». Que pouvez-vous nous dire sur cette impuissance du politique au xxie siècle ?

Pierre Zaoui : L'idée d'impuissance du politique, c'est d'abord et encore une politique. Cette formule vite creuse de la « dictature des marchés » opère une naturalisation d'institutions économiques complexes, comme s'il s'agissait d'une force de la nature indomptable, ou d'un ordre spontané sur lequel la politique serait sans prise. De ce point de vue, rien de nouveau sous le soleil : remplacez « dictature des marchés » par Providence et vous vous retrouvez chez Bossuet.

Caroline Leduc : Le politique se serait coupé les mains et la tête tout seul, renonçant à avoir une action ?

Laurence Duchêne : La libéralisation des marchés financiers a été décidée, elle n'est pas venue spontanément. On fait comme s'il s'agissait d'une évolution naturelle, alors que c'est une décision politique. Dans le sillage des cours de Foucault sur l'ordo-libéralisme, nombre d'analystes économiques l'ont remarqué : le marché est une construction sociale et politique qui ne s'impose pas d'elle-même, qui doit être imposée par une série de mesures actives.

A.P. : La modernité se caractérise, selon Lacan, par la prédominance de deux discours, celui de la science et celui du capitalisme. La figure du maître classique a été détruite par ces deux discours déchaînés que personne ne semble pouvoir arrêter. Leur caractéristique commune est de forclore le sujet. Vous, vous réinstituez du sujet ?

L.D. : En tout cas, la crise des subprimes a révélé sur la place publique qu'elle était l'effet de l'action de certaines personnes, vendant des produits à d'autres personnes, sans leur dire ce que ça allait produire. Il y a eu un moment de révélation très fugitif où les financiers et les traders ont été montrés du doigt, puis ça s'est refermé.

P.Z. : Si on pouvait réinstituer de la subjectivité en écrivant des livres, la vie serait merveilleuse ! Simplement, on dirait que la subjectivité moderne, plutôt que forclose, est fragmentée et opaque. Seulement à la fin des fins, en « situation d'exception », il y a toujours quelqu'un pour décider ce qu'il faut faire pour que tout continue. En ce sens, les maîtres n'ont pas entièrement disparus, mais leur discours s'est considérablement complexifié puisqu'on nous dit dans le même geste que le Roi est nu et qu'il est complètement dissimulé.

L.D. : Comme dans le film Margin Call[3] : les financiers sont tout le temps montrés derrière les vitres des buildings, coupés des autres hommes. Et à la fin du film, le grand patron joué par Anthony Hopkins arrive, il ne connaît rien, il faut lui parler comme à un enfant de cinq ans (c'est lui qui le dit), mais il décide. En l'occurrence, il décide de tout vendre et de brûler ses traders pour sauver ce qui peut l'être encore et que tout recommence.

C.L. : « Les financiers » n'ont pas de noms et pas de visages. À un moment donné, certains sont éjectés et prennent une place de bouc émissaire. C'est l'arbre qui cache la forêt.

…Ou pire
P.Z. : On trouve aussi d'autres formes de subjectivité, ailleurs. La bonne nouvelle de ces vingt dernières années, c'est qu'il apparaît qu'un monde technique, désubjectivé, entièrement automatisé, ne fonctionne pas. Nombre de scientifiques ne cessent de tirer des sonnettes d'alarme : la science s'autodétruit à se vouer à des procédures purement objectives et préformatées. De même pour le capitalisme, ça marche de moins en moins bien, les crises s'accélèrent.

L.D. : Il faut aussi ajouter ceci. La sphère politique s'est complètement dépolitisée parce que nous ne sommes pas sortis des traumatismes du totalitarisme et de l'échec de tous les projets de transformations sociales dans les pays de l'Est et en Asie. Il y a peut-être une forclusion du sujet dans le discours du capitalisme, mais tout autant un refoulement des camps et des goulags dans les discours de ceux qui prétendent lui résister.

P.Z. : De plus, la délocalisation par les sociétés occidentales de leur prolétariat en Chine, en Inde produit un sentiment de déréalisation et de malaise. L'Europe et les États-Unis sont en voie de provincialisation radicale. D'un point de vue archaïquement marxiste, mais peut-être pas si faux, on pourrait dire que les nouvelles formes de pensée ont toujours émergé autour des centres de production. Si on souhaite donc voir surgir de nouvelles formes de subjectivité, il faut aller les chercher dans les BRICS [NDR : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud].

L.D. : Face à cela, en Europe, la tentation serait de revenir à des formes de souverainisme très inquiétantes. La pire des solutions serait un repli sur les souverainetés nationales, comme dans les années 1930, et le retour du fascisme. À droite comme à gauche, ceux qui parlent de « détour national » s'amusent étrangement avec ce feu-là.

C.L. : Le retour du père féroce !

P.Z. : Oui, le risque est que le politique revienne sous sa figure la plus immonde. L'autre solution serait la remise en cause généralisée du modèle libéral et la construction d'un autre modèle, qui ne peut pas être le modèle socialiste des anciens pays de l'Est. Cela supposerait une resanctuarisation des forces monétaires et financières, mais pas sous la forme des vieux Léviathans souverainistes.

L'argent : réel ou irréel ?
A.P. : En théorie, puis en pratique, quelle politique est encore possible sur un corps sans tête et sans main ?

P.Z. : Il s'agit de mener une politique du réel : prendre acte du fait que le réel, aujourd'hui, c'est l'argent, et savoir ce que l'on en fait. C'est très lacanien, en un sens. On peut dire que l'argent est un réel, non pas seulement comme objet pulsionnel qui échappe et blesse sans cesse, mais parce qu'il est impossible à élaborer complètement par la conscience humaine. Les économistes classiques ont tous échoué à dire la vérité ultime de l'argent, en la cherchant dans le travail, l'utilité, l'or, la rareté, etc.

L.D. : L'argent est une « abstraction matérielle » : il subvertit toutes nos catégories logiques. Il est censé être le nom même de la matière et du concret propre aux sociétés matérialistes, mais il n'y a en vérité rien de plus immatériel que l'argent : c'est un pur flux de quantités abstraites et conventionnelles.

A.P. : En ce sens, l'argent, le signifiant monétaire est un semblant, qui repose sur une fiction.

P.Z. : L'argent nous échappe tout le temps, il est partout et nulle part. D'un côté, l'argent est tout, il est dans toutes les têtes et, de l'autre, ce n'est rien, c'est du vent : 500 milliards en 1996 peuvent disparaître en une minute. La monnaie est immatérielle, scripturale : ce sont juste des chiffres qui changent sur un ordinateur.

A.P. : Dans votre livre, vous situez l'argent entre réel et fantasme.

P.Z. : L'argent est biface. C'est à la fois un corps, un pur réel dépourvu de sens, qui me heurte, et en même temps un pur simulacre, un fantasme : de l'abondance, de la satiété, de la puissance, de la sécurité, de la volupté...

L.D. : Notre ontologie de l'argent se doit d'être politique. Il ressortit essentiellement à un questionnement non pas moral ou économique, mais politique.

P.Z. : Au-delà de la critique morale de l'« argent roi » – qui ne diffère pas de la vieille critique religieuse –, ou de l'acceptation cynique « c'est comme ça et on ne peut rien y faire », nous soutenons que l'argent, en tant qu'institution, relève avant tout de la politique en un sens extensif et moderne. Il faut réinstaurer au milieu des flux de nouvelles coupures, et inversement.

La politique de l'argent comme politique du symptôme
C.L. : J'ai lu la fin de votre livre comme une visée de toujours garder symptomatique la circulation de l'argent. S'agit-il d'en faire un symptôme dont on ne peut pas dire : « je ne peux rien y faire, cela m'échappe » ?

A.P. : En effet, vous parlez de la politique comme l'art de la problématisation, de nouer ou dénouer ce que l'on peut maîtriser et ce qui nous échappe. Il s'agit de prendre en compte ce réel qu'est l'argent et de voir ce que l'on peut faire avec.

P.Z. : Oui, et de ce point de vue-là, nous sommes très réticents envers ceux qui veulent liquider le symptôme (Platon, Rousseau…) et tout autant envers les rêves de sociétés sans argent qui se développent fortement aujourd'hui, parce c'est une négation du réel. Ce qu'il faut, c'est une politique du symptôme.

A.P. : Vous renvoyez dos à dos les politiques idéalistes et réalistes, tentant de penser leur articulation à même le corps de l'argent.

L.D. : Oui, l'argent comme simple vide qui fait corps triomphe forcément de toutes les abstractions politiques qui n'offrent que du rêve, comme de toutes les actions politiques concrètes qui peuvent être précieuses, mais ne feront jamais rêver et ne politisent pas. Il faut accepter ce renversement. Pendant très longtemps, la politique, c'était décider de la guerre et de la paix, et ensuite l'intendance devait suivre. En régime capitaliste, la politique, c'est décider des institutions monétaires, des allocations budgétaires, des formes de redistribution, et la guerre et la paix suivront. Face à ce renversement, le modèle des révolutions violentes et des luttes de libération nationale au XXe siècle ne peut qu'apparaître comme un formidable déni de cette puissance de l'argent.

A.P. : L'argument du « réalisme » est souvent utilisé dans les questions économiques : on récuse, par exemple, « les promesses de campagne irréalistes ».

P.Z. : Ce prétendu « réalisme » est une pure représentation imaginaire, qui n'a rien à voir avec la réalité, ni avec le réel : un pur effet de discours, nécessitariste, qui est vieux comme la politique. Ceux qui se disent réalistes aujourd'hui sont ceux qui ne veulent pas s'attaquer à la question du réel.

L.D. : Pour eux, le réel c'est « ce sur quoi on n'agit pas », ce qui est dément. Le réel c'est ce qui agit sur nous, face à quoi on ne peut pas ne pas réagir et apporter une réponse.

Sanctuariser l'inévaluable
A.P. : Lacan faisait de l'argent « le signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification » : en tant qu'équivalent universel, il homogénéise tout. Qu'est-ce qui échappe ou résiste encore à ce monnayage généralisé ?

L.D. : La fin du xxe siècle a donné le spectacle d'une monétarisation croissante de secteurs entiers de la vie humaine qui, auparavant, n'étaient pas pris dans le champ monétaire. Il s'agit de penser et d'inventer des stratégies pour résister à ce mouvement d'expansion de la logique de rentabilité. Comment maintenir du non-monnayable, des zones d'inévaluable, dans des domaines tels que la santé, l'éducation, la culture ?

P.Z. : Mais pour éviter certains effets délétères notamment dans la culture, il ne faut pas fixer une fois pour toutes ni a priori cet inévaluable, qui doit être en déplacement constant. Lorsque nous parlons de sanctuaires, ce n'est pas au sens antique, mais au sens où l'on parlait pendant la guerre du Vietnam de sanctuaires viêt-cong : des zones de résistance que l'armée américaine avait beau encercler, bombarder, couvrir de napalm, et qui demeuraient imprenables, parce qu'ils se déplaçaient sans cesse, n'étaient jamais là où on croyait les trouver.

L.D. : Puisque l'argent tend à devenir un grand corps homogène, le sens d'une politique de l'argent serait de produire des logiques hétérogènes d'investissement, de dépense, de production, de consommation, c'est-à-dire de casser cette puissance d'équivalent général.


  1. Interview retranscrite par Aurélie Charpentier-Libert et Guillaume Libert, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Duchêne L. & Zaoui P., L'abstraction matérielle. L'argent au-delà de la morale et de l'économie, Paris, La Découverte, 2012.
  3. Chandor J.C., Margin Call, États-Unis, Before the Door Pictures, 2011.