Docteur en médecine. Chef de la section de Biochimie et du laboratoire des Allergies. Complexe hospitalier universitaire de La Corogne. Espagne. |
L'attitude réaliste transcende la science
La méthode scientifique tente de répondre à deux questions, comment ? et pourquoi ? – par exemple, comment fonctionne le cœur ou pourquoi la terre tourne autour de notre planète ? Ces deux questions sont sous-jacentes à la diversification des sciences : les questions de la biologie ne sont pas celles de la physique.
La connaissance du monde commence avec une autre question plus simple, un c'est quoi ? qui demande une réponse dénominative, taxonomique, un début de classification et d'organisation. En même temps, le développement des sciences continue à répondre par un ce que c'est final, fondamental, qui explique tout. L'attitude réaliste transcende la science, en étant plutôt philosophique, mais repose sur elle et prétend découvrir l'élémentaire. Les théories de la grande unification en physique semblent toucher ce noumène sous-jacent à tous les phénomènes observables.
Autant de réels que de sciences
Bien avant qu'apparaisse la méthode scientifique, qui s'appuie sur l'observation et l'expérimentation dans des conditions contrôlées, avec des résultats reproductibles et une objectivité intersubjective soutenue par un langage spécifique, de grandes avancées dans le maniement du langage mathématique avaient eu lieu. Les mathématiques sont des instruments nécessaires dans l'évolution de la science en général mais elles sont, en même temps, un monde en soi. La physique a coutume de recourir, sur un mode opératoire, à des éléments mathématiques démontrés avant leur application pratique. Nous ne discuterons pas ici de savoir si les mathématiques sont créées ou découvertes, ni si elles sont une fiction utile ou la manifestation d'une réalité platonicienne. Nous parlerons du réel qui nous concerne plus directement, mais de quel réel s'agit-il ? Parler de la réalité de la vie d'une bactérie, ou de l'un d'entre nous, n'est pas la même chose que de parler de la réalité d'un électron, même si la vie ne serait pas possible sans électrons. Nous pourrions dire qu'il y a plusieurs « réels », que le réel de la chimie n'est pas le réel de la physique, que celui de la biologie ne s'apparente pas à celui de l'anthropologie.
Pertes ou émergences ontologiques, d'une science à l'autre
Qu'une chose soit nécessaire ne signifie pas qu'elle suffise à tout expliquer. Le benzène et l'eau sont constitués de protons et d'électrons, mais ils ont des propriétés physiques et chimiques bien différentes. Il n'est pas certain que la connaissance de tous les éléments du composé permette d'en déduire les propriétés. D'une part, ce savoir est limité par l'incertitude du monde quantique, d'autre part, le passage de l'élémentaire au complexe et du microscopique au macroscopique est loin d'être aisé, compte tenu de la perte qu'entraîne une traduction d'un langage d'une discipline à celui d'une autre. La nanotechnique bute précisément sur la difficulté de traiter d'un monde peu étudié traditionnellement, le mésoscopique[1]. La chimie ne semble pas réductible à la physique. On peut parfaitement assumer l'existence d'une émergence ontologique et pas seulement épistémologique, qui rende compte des différentes façons d'être et sans laquelle il serait peu probable que l'on puisse parler de ces concepts si importants que sont la liberté et la responsabilité humaines.
Le réel de la vie
Resserrons notre propos sur le réel qui semble le plus déterminant, celui du biologique. Quel est-il ? Il suppose l'organisation complexe d'éléments, également complexes en eux-mêmes mais plus simples, les cellules. Nous rencontrons autant de difficultés pour définir la vie aujourd'hui qu'il y a mille ans, alors que nous en savons beaucoup plus sur ses « comment » et ses « pourquoi » à l'échelle moléculaire et cellulaire. C'est ainsi, pour l'instant, car nous n'avons pas une définition universelle de la vie mais une définition localisée, planétaire. La vie ne se comprend qu'à partir de métaphores et, alors que la mécanique cybernétique subsiste, une information circule qui voit dans les gènes la clef du mystère. Curieusement, plus la connaissance des gènes avance, moins nous savons comment définir un gène et nous prenons un étrange virage vers la complexité.
Pas de déterminisme positif, mais seulement négatif
Un point, commun à ces domaines séparés – mais cependant liés – que sont la physique et la biologie, se détache : quand il y a du déterminisme, c'est dans un sens négatif et non positif. En effet, les lois physiques limitent les dynamiques planétaires et les formes vivantes, mais ne les dirigent pas à proprement parler. La physique est prédictive, mais seulement dans des conditions vérifiées, expérimentales, observables… Et pas toujours. La mécanique quantique n'est déterministe qu'au sens mathématique, mais elle devient probabiliste en termes physiques. Les systèmes classiques régis par la dynamique newtonienne peuvent montrer un comportement chaotique, imprédictible. L'existence de phénomènes traités par des équations non linéaires (la plupart dans le domaine biologique) rend compte de son imprédictibilité pratique. Quand un système subit l'influence de plusieurs variables, les effets du hasard peuvent être très importants.
Le progrès de la génétique, y compris la génétique humaine, a été possible grâce à la connaissance des mutations liées aux maladies. Un essor du déterminisme sous-tend cela. Il faut tenir compte du fait que nous nous trouvons devant un exemple de ce que le déterminisme propose : une limitation. Par exemple, une mutation dans le gène de la dystrophine est associée à la maladie de Duchenne avec toute la tragédie que cela comporte. Mais l'inverse n'est pas sûr : il ne suffit pas de synthétiser la dystrophine pour que les muscles fonctionnent bien. Croire que des associations polygénétiques, faibles et multiples, régissent un comportement, suppose d'assumer un déterminisme positif qui n'existe pas, c'est confondre la causalité nécessaire et la causalité suffisante.
Approche asymptotique d'un réel limité
Il n'y a pas, à proprement parler, de lois biologiques, mais seulement un déterminisme biologique limité en relation avec les lois physiques. On pourrait dire que le réel, c'est ce que la Physique, qui veut lui donner une forme de loi, atteindra – mais cette approche du réel, même si elle est asymptotique, est celle d'un réel limité. Dans cette recherche, science et croyance, science et mythe, peuvent se confondre si l'on n'y prend pas garde. Ainsi, il n'est pas déraisonnable d'attribuer à la propre loi de la physique une préexistence au Big Bang et à sa singularité, soit quelque chose dépourvu de sens comme l'est un réel formel préalable à l'origine du monde, un réel éternel et, dans un certain sens, platonicien et divin.
Nos possibilités épistémologiques sont extraordinaires, mais limitées. Le réel, défini par les lois, celui qui nous est accessible, ne permet qu'un déterminisme limité, car ce qui arrive dans l'univers est aléatoire, des premières oscillations repérables dans le fond des micro-ondes jusqu'à la contingence due à l'évolution biologique.
Nous sommes des êtres biologiques et, de ce fait, nous sommes réduits à ne pas être déterminés au-delà des références instinctives partagées avec les autres êtres vivants. Étonnamment, le monde de la culture, qui nous libère de toutes ces limitations, nous détermine sans que nous le sachions. Ce déterminisme, étranger à la loi, peut nous aliéner.
Le réel et la loi scientifique sont en relation, mais ne s'identifient pas l'une à l'autre.
Traduction : Chantal Bonneau
Édition: Aurélie Pfauwadel