Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congrès de l'AMP • 14-18 avril 2014 • Paris • Palais des Congrès • www.wapol.org

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AFFINITÉS
Christian Laval
sociologue
Le moment du capitalisme où nous sommes

Propos recueillis par Franck Le Roux et Aurélie Pfauwadel[1]

Christian Laval
Christian Laval est professeur de sociologie à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il est membre du Sophiapol, du groupe d'étude Question Marx et du Centre Bentham. Il a publié un série d'ouvrages sur la philosophie utilitariste de Jérémy Bentham, ainsi que L'homme économique, Essai sur les racines du néolibéralisme (Gallimard, 2007), La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale (avec Pierre Dardot, La Découverte, 2009), et plusieurs ouvrages sur Marx et le marxisme. À paraître : Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (avec P. Dardot, La Découverte, mars 2014).

Les moments de l'homme
Aurélie Pfauwadel : Quelle est pour vous la question que pose le XXIe siècle?

Christian Laval : Elle est de savoir si ce siècle verra le triomphe du capitalisme – comme le soutient Thomas Piketty dans son livre Le capital au XXIe siècle[2] – ou bien si la question de la révolution se reposera en de nouveaux termes. Capital ou révolution – c'est ainsi que je poserais le problème.

Franck Le Roux : Quels outils trouvez-vous dans la psychanalyse lacanienne pour l'analyse du monde contemporain?

C.L. : Ce qui m'a toujours intéressé dans la psychanalyse, c'est la dimension historique de la subjectivité. Cela peut paraître curieux si l'on s'en tient à la prédominance d'un schéma structural dans l'abord du sujet et de sa Spaltung qui, étant liés au langage, seraient éternels. Mais l'on trouve chez Lacan, au fil de ses Séminaires et écrits, un balisage assez précis de ce qu'il nomme lui-même des moments de l'homme.

L'utilitarisme benthamien est désigné par Lacan comme moment de mutation radicale caractérisée par « la promotion du moi dans notre existence »[3]. Avec cette promotion naît une forme subjective nouvelle, l'individualisme : chacun est appelé à devenir cette petite machine calculatrice qui recherche son plaisir de façon autonome et prétend pouvoir se passer d'appuis dans le symbolique. Lacan était très informé de l'histoire de la sociologie : il en retient l'idée d'une transformation sociale considérable qui naît avec le monde bourgeois, que l'on retrouve dans ses considérations sur le déclin du Père.

Rien de mieux avant Freud que Bentham
F.L.R. : En quoi le moment benthamien vous paraît-il si important?

C.L. : Lacan énonce qu'il n'y a rien eu de mieux avant Freud que Bentham : ce dernier aurait anticipé la découverte de l'inconscient ! Il en fait un des foyers majeurs du monde contemporain[4].

La question des fictions, très prégnante dans la pensée de Lacan trouve l'une de ses sources chez Bentham. La petite machine calculatrice de l'homme économique permet de faire apparaître l'ensemble de l'architecture institutionnelle mais plus encore le langage et le symbolique eux-mêmes comme un ensemble de fictions. Du point de vue des objectifs poursuivis par cet homme économique, le symbolique produit des effets aberrants sur les conduites humaines. De là le projet benthamien – qui est le projet capitaliste – de remodeler l'ensemble de cette architecture institutionnelle et de réformer le langage pour permettre à la petite machine du plaisir de s'ordonner à la production maximale.

A.P. : L'idée de fiction vient-elle ici s'opposer au réel des plaisirs du corps?

C.L. : Exactement. Selon Bentham, l'homme est d'abord gouverné par ses sensations et le langage est un instrument qui devrait permettre d'opérer une maximisation du plaisir. Mais il s'est aperçu que le langage, aussi bien sur le plan politique que personnel, déplace sans cesse l'individu des bons vers les mauvais objets et produit des effets de dérive : il n'y a jamais de bonne adaptation du mot à la chose. Les fictions du langage introduisent sans cesse un biais.

A.P. : Nous sommes biaisés par le langage – est-ce ce que Lacan attrape chez Bentham?

C.L. : Lacan avait ce talent de ne pas rater beaucoup de chose : il faut en passer par cette représentation utilitariste de l'homme pour pouvoir appréhender en tant que tels les effets du langage et du symbolique[5]. Bentham affirmait déjà que « des mots tout dépend ».

F.L.R. : Quelle figure de l'homme gît derrière cet homme benthamien?

C.L. : Celle de l'homme économique, guidé en toutes choses par son seul intérêt. J'ai tenté d'en effectuer la généalogie[6], à la manière de Michel Foucault. Cette figure de l'homme calculateur et rationnel n'est pas le produit de la science économique. Celle-ci éclot sur le terreau d'un ensemble d'énoncés émis dans les domaines les plus divers : de la théologie janséniste à la pratique politique, en passant par les moralistes de cour qui, sous le masque des vertus, débusquent les vices et les intérêts qui animent les individus. Les anciennes figures de l'homme vertueux ou pêcheur, héritées de l'Antiquité et du christianisme, s'effondrent à ce moment de l'histoire dont Bentham effectue la remarquable synthèse.

F.L.R. : Le principe de plaisir-déplaisir freudien fait écho à cette petite machine autorégulatrice benthamienne.

A.P. : Mais elle se trouve enrayée ensuite par l'idée de pulsion de mort chez Freud et de jouissance chez Lacan.

C.L. : Freud a rencontré les mêmes points de butée que Bentham : l'auto équilibre ne marche pas ! La deuxième topique est contemporaine de la crise du libéralisme et de l'utilitarisme. L'apparition du néolibéralisme dans les années 1920-1930, qui reconfigure l'idée de l'homme économique, correspond au moment où la psychanalyse devient vraiment la psychanalyse en introduisant un au-delà du principe de plaisir.

Le réel néolibéral
F.L.R. : En quoi ce qualificatif de « néolibéral » vous paraît-il le mieux à même de serrer le réel social contemporain? Quelles transformations du capitalisme et du libéralisme classique désigne-t-il?

C.L. : Il s'agit de préciser la phase du capitalisme où nous sommes : le néolibéralisme correspond au moment où la rationalité capitaliste, plus puissante que jamais, s'est généralisée pour devenir une norme à la fois sociale et subjective. Le néolibéralisme prend appui non plus sur l'équilibre et l'autorégulation mais sur le déséquilibre et le dépassement de soi permanent. L'emballement financier n'est pas une aberration mais fait partie de sa norme de fonctionnement. L'homme normal néolibéral s'identifie lui-même à un capital. Il est sommé de n'être jamais satisfait et de se rapporter à lui-même et aux autres comme une entreprise de soi, ainsi que le disait Foucault. Ainsi, les dispositifs de management, dans le monde du travail, soumettent l'individu à des formes de pression nouvelles.

A.P. : Dans votre ouvrage Marx, prénom Karl[7], vous soutenez que le capitalisme, loin d'engendrer ses propres « fossoyeurs » selon l'expression du Manifeste, produirait plutôt des subjectivités animées d'un désir de jouissance illimitée qui alimentent le système.

C.L. : En effet, le capitalisme n'est pas seulement une force extérieure qui s'impose aux gens. Il n'y a pas un système et des individus : il y a des types de sujets qui sont adaptés à ce fonctionnement, y adhèrent et l'entretiennent. Dans les années 1920-1930, le capitalisme renouvelle complètement ses formes et le libéralisme est refondé sur de nouvelles bases. Dans le libéralisme classique, le gouvernement politique devait respecter les lois naturelles de l'homme et le fonctionnement naturel du marché doué d'un mécanisme d'autorégulation – ainsi qu'on interprète généralement Adam Smith. Le grand principe du libéralisme était alors un principe de limitation et de conformation à une nature préétablie.

A.P. : Quelle nouvelle figure du réel émerge avec la disparition de cette ancienne idée de nature?

C.L. : Lorsque le naturalisme libéral disparaît, le politique doit alors produire ce que la nature n'a pas fait : les conditions d'une concurrence à outrance, d'une recherche de la croissance pour elle-même, assumées comme régime propre du système capitaliste. Ce réel artificiel, indexé à un fétichisme du chiffre, est purement construit par les institutions et le droit.

Une sortie du discours capitaliste?
F.L.R. : Ce « toujours plus » peut être compris dans son principe, ses effets et le lien social spécifique qui le soutient, à partir de ce que Lacan a appelé le discours capitaliste. Celui-ci produit un plus-de-jouir qui, dans le même temps, entraîne une perte, un manque-à-jouir, qui appelle de nouveau un plus-de-jouir, etc.

C.L. : Tout à fait. Nous tenons, d'ailleurs, que le renouvellement de l'analyse du monde contemporain suppose de passer par une relecture de Marx[8]. Son œuvre était déchirée entre deux logiques en tension permanente : une logique optimiste, mais terrible, de l'auto développement du Capital aboutissant, par des crises de plus en plus grandes, à ce que le système meurt de ses propres contradictions ; et une logique de l'affrontement révolutionnaire : par la lutte des classes peut se constituer un sujet historique en mesure ou non de renverser le capitalisme. On retrouve toujours ces deux tendances chez les auteurs qui réfléchissent à l'avenir du capitalisme.

F.L.R. : Lacan envisage la possibilité d'une sortie du discours capitaliste : « Plus on est de saints plus on rit, c'est mon principe, voir la sortie du discours capitaliste, ce qui ne constituera pas un progrès, si c'est seulement pour certains. »[9] La sortie du capitalisme – qui bouche le sujet divisé par l'objet plus-de-jouir – serait à placer dans une mutation du rapport du sujet à la jouissance qu'une psychanalyse n'est pas sans réaliser. Mais une vraie sortie ne pourrait être que de tous, à la manière des prisonniers de l'apologue.

C.L. : L'histoire du christianisme est jalonnée de figures qui refusent cette logique d'enrichissement : à l'époque de saint François d'Assise, certains chrétiens convertissaient un par un les enfants de négociants pour les enjoindre à quitter ce monde marchand et à rejoindre l'ordre mendiant. Cela n'a pas été sans influence sur le premier mouvement communiste. Mais il me semble que ce n'est pas au un par un, ni groupe par groupe qu'il convient de raisonner : dans les histoires sociales, lors de moments imprévisibles dit révolutionnaires, il arrive qu'une société, sur fond de profonds bouleversements, se réinstitue de façon précipitée.

Dans notre prochain ouvrage[10], Pierre Dardot et moi avançons l'idée d'une révolution qui aurait comme référent « le commun » : pas une communauté du renoncement, mais plutôt un « agir commun ». La forme du parti d'avant-garde, imposée par le marxisme-léninisme, est une figure dépassée ; elle a gommé l'inventivité des formes sociales très libres proposées par les mouvements socialistes et anarchistes du XIXe siècle. L'inspiration principale était celle de l'action collective, de la co-activité génératrice de co-obligations, instituant une vie réglée en dehors du « toujours plus », mais libre d'initiatives.

A.P. : Vous pensez qu'une sortie du capitalisme est possible?

C.L. : Je pense que l'on pourrait tous crever du capitalisme, qu'il peut nous emporter dans son tragique destin de barbarie sans que rien n'y fasse obstacle. Mais le néolibéralisme nous enseigne une précieuse leçon : s'il n'y a plus d'histoire naturelle mais seulement des constructions, alors la question est celle de la fabrication de forces antagonistes, qui ne se développent pas spontanément, mais supposent un travail, un désir d'auto-institution du social[11].


  1. Interview retranscrite par Céline Mélou-Sérieys, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Piketty T., Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
  3. Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 122.
  4. De là le chantier de traduction des travaux de J. Bentham initié par C. Laval dans les années 1980 et sa création, avec Jean-Pierre Cléro d'un centre d'études benthamiennes. Cf. Laval C., Jeremy Bentham, Le pouvoir des fictions, Paris, PUF, 1994.
  5. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D'un Autre à l'autre, séance du 26 février 1969, Paris, Seuil, 2006, p. 187-201.
  6. Laval C., L'homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
  7. Dardot P., Laval C., Marx, prénom Karl, Paris, Gallimard, 2013.
  8. Le groupe d'études et de recherches « Question Marx », créé en 2004 avec P. Dardot, questionne la pensée de Marx et le marxisme, afin de renouveler la pensée critique contemporaine.
  9. Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 29.
  10. Dardot P., Laval C., Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, mars 2014.
  11. Cf. Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.