Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

AFFINITÉS
Mathieu Potte-Bonneville
Épisode 2
philosophe
Michel Foucault et Jacques Lacan
Éclats du réel

Propos recueillis par Aurélie Pfauwadel[1]

Mathieu Potte-Bonneville
Michel Foucault

Le réel entre sexe et hors sexe

A.P. : Dans La volonté de savoir, Foucault oppose la positivité du corps et des plaisirs à la négativité de l'idée « juridico-discursive » du sexe en psychanalyse. Le corps ne serait-il pas finalement chez Foucault un concept au référent flou, mais à visée essentiellement polémique et subversive ?

M.P.-B. : Oui, dans le moment des années 1970, la référence aux corps est une protestation antilacanienne. Les corps lui servent à penser le sexe sans la loi, sans le manque ; le plaisir plutôt que le désir. Mais Foucault conteste une certaine atmosphère intellectuelle et un esprit du temps plutôt qu'il n'effectuerait une lecture critique des textes de Lacan. D'ailleurs, il ne le cite quasiment jamais, ce qui est problématique. Foucault s'engage alors dans une enquête qui le mène jusqu'aux Grecs, pour saisir ce corps non encore désirant, mais qui n'est pas pour autant un corps brut ou naturel, à l'aide des notions d'aphrodisia, et de « diététique des plaisirs ». Les choses de l'amour, pour les Grecs, ne passent pas par la loi ni par le manque mais n'en sont pas moins historiquement élaborées. Le diptyque « la loi ou la nature » est caractéristique de la modernité.

A.P. : Diriez-vous qu'il fait effort pour construire une autre éthique que l'éthique du désir lacanienne ?

M.P.-B. : Il essaye de montrer que des éthiques, il y en a plusieurs, et qu'on ne peut pas toutes les référer à ce schéma-là.

A.P. : La conception foucaldienne du corps me paraît parfois très similaire à la conception psychanalytique du corps pervers polymorphe, traversé de pulsions partielles, non génitales. Où situer alors la divergence ? Est-ce dans le maintien, par Foucault, d'une perspective hors sexe, là où la référence à la différence sexuée, ou du moins au « non rapport sexuel » chez Lacan, constituerait un réel inéliminable en psychanalyse ?

M.P.-B. : Les similitudes sont peut-être moins fécondes que les différences. Les textes écrits au début des années 1980 par Foucault autour de L'usage des plaisirs[2] et Le souci de soi[3]– sur l'expérience gay comme expérience transversale à la société, qui passe sous la loi ou ailleurs, l'amitié comme mode de vie – sont pris dans des enjeux qui ne sont déjà plus, à mon sens, de stricte confrontation avec la psychanalyse.

A.P. : Quel est leur enjeu ?

M.P.-B. : Je crois que Foucault tente alors d'accompagner dans son autonomie l'élaboration d'une expérience homosexuelle qui ne soit pas simplement le décalque ou le miroir inversé de l'expérience hétérosexuelle. L'univers gay franco-étasunien du début des années 1980 intéresse Foucault au titre d'expérience qui échappe entièrement aux codes, susceptible de renouveler notre conception du couple, des relations sociales, le rapport entre les identités, les pratiques et la sexualité, le rapport de chacun à soi-même en somme. Le débat n'est plus de se situer pour ou contre la loi.

À la verticale de soi-même

A.P. : Certains psychanalystes interprètent la logique subjective de Foucault en termes de logique perverse, au sens d'une logique hors sexe, hors castration. Quelle pertinence pouvons-nous accorder à ce point de vue, selon vous ?

M.P.-B. : En un sens, c'est imparable et incontestable. En un autre sens, cela pathologise l'œuvre au nom d'une doctrine du réel qui passe par la castration : ce qui permet de la fixer à un certain endroit, de bien savoir où elle est. C'est une critique possible, mais qui suppose installés les termes du débat, pas forcément les plus intéressants ou féconds. Dans ce cas, autant ne pas lire Foucault. Il me semble que la vraie question est celle du mouvement : ce qui est frappant dans l'œuvre de Foucault, c'est le déplacement permanent des objets d'étude, des corpus, des catégories ou des méthodes. Il dit : « Je suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement. »[4] Ce mouvement comporte des récurrences, des tentatives régulières de re-systématisation de la pensée, ou la surprise de voir que là où l'on croyait avoir voyagé, « on se retrouve à la verticale de soi-même »[5]. On peut lire si l'on veut ce parcours selon une logique du déni : il déplace sans cesse son écritoire pour éviter de se faire rattraper par la question fondamentale qu'il n'arrête pourtant pas de retrouver.

A.P. : Comme s'il devait sans cesse se raconter des histoires différentes, faire un pas de plus pour esquiver le réel dont il se défend.

M.P.-B. : Mais, pour moi, il est possible d'interpréter ce mouvement de l'œuvre autrement que comme une fuite devant soi-même. Foucault explique le renouvellement de ses centres d'intérêt en termes d'expériences non subjectives : il met en rapport les fragments d'autobiographie qui ponctuent son œuvre avec les événements qu'il voit se dérouler autour de lui, les fractures, les secousses sourdes qui parcourent l'espace institutionnel et intellectuel dans lequel il est pris. Est-ce que ce vocabulaire du tremblement de terre, de la faille, du sol qui se dérobe renvoient, au fond, à la coupure fondamentale qu'il ne veut pas penser ? Ou bien cela installe-t-il un autre rapport entre le sujet et son environnement, le sujet étant périodiquement traversé par les coupures du contemporain qui l'obligent à changer ? Une analyse adéquate du cheminement de cette œuvre pourrait nous conduire à réformer notre compréhension de ce qu'est le mouvement d'une pensée, le mouvement d'une cure, d'une histoire subjective et singulière.

A.P. : Quoi qu'il en soit, il est remarquable que l'enseignement de Lacan se présente sous une forme similaire, en évolution constante, en mouvement permanent.

Le réel n'est pas contemporain à soi

Mathieu Potte-Bonneville
Maître de conférences à l'École normale supérieure de Lyon et ancien président du Collège international de philosophie, Mathieu Potte-Bonneville est actuellement responsable du pôle « Idées et savoirs » de l'Institut français. Spécialiste de l'œuvre de Michel Foucault, il a notamment publié Michel Foucault, l'inquiétude de l'histoire (PUF, 2004) et D'Après Foucault (avec Philippe Artières, réed. Folio essais, 2013).

M.P.-B. : Il me paraîtrait intéressant de confronter la question de l'actuel chez Foucault à la thèse freudienne selon laquelle l'inconscient ignore le temps. En des termes certes très différents, Foucault et la psychanalyse posent la même critique vis-à-vis du contemporain à soi. Un psychanalyste n'est pas contemporain de lui-même. Penser le contemporain, c'est penser la non-contemporanéité de l'époque vis-à-vis d'elle-même. L'actuel, c'est ce que nous sommes, c'est à dire ce que nous ne sommes déjà plus[6].

A.P. : Le concept de « problématisation », à la fin, permet à Foucault de penser la complexité des rapports du sujet au contexte historique dans lequel il s'insère. Foucault s'intéresse à la manière dont certaines expériences ou comportements, à un moment de l'histoire, sont constitués en problèmes : les relations entre hommes et garçons en Grèce antique, par exemple. Foucault, afin d'éviter toute psychologisation de ses concepts, ne se voit-il pas contraint de projeter la division et la contradiction sur le contexte historique lui-même, plutôt que du côté du sujet ?

M.P.-B. : La notion de problématisation sert à Foucault à décrire des configurations historiques bien précises et, dans le même temps, des formes de récurrence à l'échelle de l'histoire de l'Occident. La notion de problématisation permet d'indexer ce qui revient dans l'histoire.

A.P. : Ce qui fait retour, toujours à la même place, est une définition du réel lacanien.

M.P.-B. : Oui. La folie, le crime, le plaisir, sont simultanément – pas dans les mêmes textes – des configurations historiques toujours différentes et des points de retour que l'Occident ne cesse de rencontrer sur son parcours. Cette notion de problématisation est historicisante, mais dessine aussi des transversales dans l'histoire.

A.P. : Là se situent ces éclats de réel auxquels on ne cesse d'être confronté, et que l'on ne pourra jamais dissoudre absolument.

[Lire l'Épisode 1]


  1. Interview retranscrite par Marion Outrebon et Edmond Vaurette, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Foucault M., L'Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
  3. Foucault M., Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
  4. Foucault M., Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, éd. Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 2004, p. 80.
  5. Foucault M., L'usage des plaisirs, op. cit., p. 19.
  6. Cf. Deleuze G., « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris 9, 10, 11 janvier 1988, Paris, Seuil, 1989, p. 191.