Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

AFFINITÉS
Jocelyn Benoist
Épisode 2
philosophe
Batailles philosophiques sur le réel

Propos recueillis par Aurélie Pfauwadel [1]

Sur le vif

Vous souvenez-vous du premier épisode de ce dialogue passionnant entre Jocelyn Benoist et Aurélie Pfauwadel ? Le décrochage du réel et du vrai. >> Episode 1

Deuxième épisode: s'il n'y a pas d'accès direct au monde des choses, si je ne suis pas face au réel en dehors du langage et de mes représentations (terme oh combien cher à Freud), alors qu'est-ce qui est réel dans tout ça ? Qu'est-ce qui m'assure que la vie n'est pas un songe ? Pour celui qui fait l'expérience de cette pratique de parole qu'est la psychanalyse, cette question est instante. Elle est abordée ici à travers le débat qui oppose la philosophie analytique à la philosophie continentale, dans ses développements les plus récents avec la montée d'un réalisme réductionniste où l'on aspire à parler des choses telles qu'elles sont, indépendamment du fait qu'on en parle, indépendamment de notre position. Jocelyn Benoist oppose à ce réductionnisme, un réalisme intentionnel. Pour appréhender la réalité, il faut y être: « pas besoin de reconnaître le réel pour y être » ! Mais alors, n'est-ce pas que le symbolique lui-même est réel ?

Christiane Alberti

 

La philosophie analytique accuse la philosophie continentale

Jocelyn Benoist Aurélie Pfauwadel: Quels sont les grands courants philosophiques contemporains qui s'affrontent sur la question du réel ?

Jocelyn Benoist: La philosophie dite « analytique » a accusé pendant longtemps la philosophie dite « continentale » d'être antiréaliste. En effet, la philosophie moderne européenne donnait un primat à l'esprit, aux représentations et aux discours par rapport au monde. Elle insistait sans arrêt sur le caractère construit, déterminé symboliquement et fabriqué du réel. Mais si l'on regarde de près, entre les années 1940 et 1960, durant la phase classique de la philosophie analytique, le réalisme n'était en fait pas si dominant. C'est le paradigme linguistique qui s'imposa, et en son sein, l'approche sémantique qui s'intéressait à la façon dont les éléments du discours réfèrent ou pas. Selon cette perspective, il n'y a pas d'accès direct aux choses, et l'on essayait de faire des théories sur les façons qu'il y a de dire les choses ou de les représenter.

A.P.: Ces deux traditions philosophiques ont donc quelque chose de commun.

J.B.: En tout cas, dans tout un courant au moins de la philosophie analytique, l'idée d'un réalisme direct – qui prétendrait être directement en prise sur les choses, indépendamment des façons de construire des modalités de référence à elles – était également réputée dénuée de sens.

Montée du réalisme et retour à la métaphysique

A.P.: Mais ce paradigme-là, sur le terrain de la philosophie analytique, a commencé à se fissurer à partir de la fin des années 1970, n'est-ce pas ?

J.B.: On assiste, en effet, à ce moment-là à la montée en puissance du thème réaliste en un sens métaphysique. L'approche sémantique ne paraît plus suffisante. Les théories dites « de la référence directe » montrent que certaines façons de référer ne se comprennent que si on a déjà accès à la chose et si on s'accroche à elle – par exemple, pour les noms propres. A donc germé l'idée que pour comprendre les façons que l'on a de parler des choses, il faut pouvoir parler d'elles également telles qu'elles sont, indépendamment du fait qu'on en parle. Voilà le thème réaliste.

A.P.: Ce n'est rien moins qu'un retour à la métaphysique !

J.B.: On estime que c'est seulement à partir de ce discours sur les choses mêmes, sur ce qu'elles sont, leurs propriétés, le « mobilier ontologique du monde », qu'il sera possible de comprendre comment les discours fonctionnent, et parler correctement des façons de référer.

A.P.: Et ce regain de réalisme s'est accompagné, une fois de plus, d'une polémique très féroce contre la philosophie continentale.

J.B.: Celle-ci fut accusée d'avoir abandonné le terrain de l'ontologie pour tomber dans l'herméneutique. À l'inverse, les philosophes analytiques métaphysiciens considèrent l'ontologie non comme un discours d'interprétation sur l'être, mais en un sens direct, naïf: il est question de l'être lui-même.

Ce qui est amusant, c'est qu'on a fini également par constater ce tournant métaphysique dans une certaine philosophie continentale. Ainsi, depuis les années 2000, cela transparaît en France, par exemple, dans l'œuvre de quelqu'un comme Quentin Meillassoux, notamment dans son livre Après la finitude[2].

A.P.: Là aussi, on assiste à un retour du réalisme métaphysique, mais en un sens qui n'est pas du tout celui de la philosophie analytique…

J.B.: Au sens de l'exigence d'un dépassement du point de vue de la finitude. Son geste théorique consiste à vouloir refermer la parenthèse kantienne, qui aurait duré deux siècles, et sortir d'une pensée emprisonnée dans le point de vue de l'être fini, pour prétendre parler des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes. Cela passe par une expérience en pensée qui est celle de se représenter les choses indépendamment de nous: les choses telles qu'elles ont été avant nous, de manière « paléontologique », et les choses telles qu'elles seront quand nous ne serons plus.

A.P.: Donc, dans leur indépendance métaphysique par rapport à nous.

J.B.: Ainsi, ce qui constituait d'abord un thème polémique de clivage, entre les deux types de philosophies, est devenu un thème transversal.

Le réel suppose que nous y soyons

A.P.: Un retour de la métaphysique, c'est un peu inattendu ! Et vous, au sein de ce paysage, vous vous présentez en quête d'un « réalisme non métaphysique ». Qu'est-ce à dire ?

J.B.: Personnellement, je partage tout à fait la remise en question du modèle sémantique. En revanche, je ne crois pas que cela doive nous conduire à élaborer des catalogues d'entités de ce qu'il y aurait dans le monde, dressés « du point de vue de nulle part », comme si nous n'y étions pas. Pour moi, la question de la réalité se pose toujours au point précis où se trouve quelqu'un.

A.P.: Ainsi, dans votre ouvrage Éléments de philosophie réaliste[3], vous critiquez vigoureusement la position physicaliste ou réductionniste.

J.B.: Pour ceux qui prétendent s'en tenir aux choses mêmes, l'univers physique prête souvent ses traits à un tel être non intentionnel, puisqu'il est supposé être indépendant de la présence en lui d'agents déployant des activités représentationnelles. Mais cette figure d'un monde vidé de ses occupants humains, d'une réalité indépendante de tout « sens », est étrange. Car, qu'y a-t-il de plus « représenté » que cet univers physique qu'on désigne comme un au-delà – ou un en deçà – de la représentation ? Les « choses physiques » ne se situent pas en deçà de toute description, puisqu'il s'agit d'une description.

A.P.: La représentation d'un univers sans représentations reste une représentation.

J.B.: L'idée qui consiste à rechercher pour le réel une identité en deçà de l'intentionnalité est profondément insatisfaisante. Elle est fondée sur l'hypostase d'une certaine intentionnalité qui la porte à s'ignorer elle-même en tant qu'intentionnalité.

La prise sur le réel est nécessairement située

A.P.: Vous défendez, à l'inverse, un « réalisme intentionnel ».

J.B.: Oui, un réalisme qui, au lieu de prétendre réduire l'intentionnalité, lui fasse droit. On ne peut pas se demander ce qu'il y a dans le monde sans mettre en jeu une certaine intentionnalité. Le « point de vue intentionnel » est le point de vue selon lequel on ne peut faire l'économie de la notion de point de vue.

A.P.: Si par exemple on pose un certain objet devant vous…

J.B.: Dans certaines circonstance, il sera normal de répondre qu'il s'agit d'un livre ; dans d'autres, d'un parallélépipède. Il n'y a pas de réponse à la question il y a qui ne soit ainsi qualifiée.

A.P.: Vous dites que c'est une contrainte logique et non transcendantale.

J.B.: Ce n'est pas que le « véritable objet » se tiendrait au-delà de ces différents formats de représentations, et qu'il nous échapperait, comme le dit Kant. Ce qu'il y a, c'est très exactement ce qui est représentable d'une certaine façon. La thèse d'intentionnalité est donc une thèse sur le format de la question « qu'y a-t-il ? ». Il y a partout l'intentionnalité en tant que prise sur l'être, comme telle nécessairement située.

A.P.: Pour représenter la réalité, pour la viser, pour s'y rapporter, il faut déjà être dans cette réalité, c'est bien ce que vous dites ?

J.B.: Là où se pose la question de la réalité, qu'est-ce qui est réel ou non ?, il faut se donner les moyens de la reconnaître, donc de la mettre en images ou en mots. Mais cela suppose précisément que nous y soyons, et nous n'avons certes pas à reconnaître le réel pour y être. L'erreur serait de croire que le défaut de récognition nous conduise à un « monde nu », dont la figure spectrale n'a pourtant de sens que comme négatif de cette récognition, et sur son terrain même. Ne peut être sérieusement présenté comme « privé de sens » que ce qui pourrait en avoir.

A.P.: Votre réalisme est un réalisme de la perception située, un réalisme de l'usage et de la pratique.

J.B.: Ce qui ne veut pas dire que les choses se dissolvent dans ce point de vue, mais que, pour les agripper dans leur réalité, il faut bien soi-même s'exposer à la réalité.

[Épisode 3 à suivre]


  1. Interview retranscrite par Marion Outrebon et Edmond Vaurette, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Meillassoux Q., Après la finitude, Paris, Seuil, 2012.
  3. Benoist J., Éléments de philosophie réaliste, Paris, Vrin, 2011.

prochain épisode: 17 février