Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

AFFINITÉS
Jocelyn Benoist
Épisode 1
philosophe
Réel psychanalytique et impensé philosophique

Propos recueillis par Aurélie Pfauwadel [1]
et commentés par Christiane Alberti

Sur le vif

Première interview par Aurélie Pfauwadel, une troïka en somme...

1 - Une thèse forte. Le réel n'est pas le vrai. On n'affronte pas le réel à coup d'évaluations et de procédures de validation.

2 - Un débat serré. Si le réel s'apparente à l'objet freudien, soit au manque d'objet, psychanalyse et philosophie s'entendraient alors à merveille pour affronter ce vide fondamental en mettant à nu les semblants ? Petit problème. Le fantasme n'est pas un leurre mais la réalité elle-même.

3 - Une formule géniale. « Le réel est ce qui fait mal ». Il n'y a donc pas lieu de le dévoiler ! Il est là, prêt à nous tomber dessus !

Christiane Alberti

 

Jocelyn Benoist
Jocelyn Benoist enseigne la philosophie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l'auteur de nombreux livres et articles au confluent de la phénoménologie et de la philosophie analytique. Depuis Les Limites de l'intentionalité (Vrin, 2005), il a placé sa recherche sous le signe du réalisme. De ce point de vue, on relèvera, dans sa production récente, sur réalisme et pensée, Concepts (Cerf, 2010, reprise Flammarion, 2013), sur le réalisme en général, Éléments de philosophie réaliste (Vrin, 2011) et, sur réalisme et perception, Le bruit du sensible (Cerf, 2013).

Le problème de la modernité :
identifier le réel au représenté

Aurélie Pfauwadel : Dans le Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse[2], Lacan indexe sa notion de « réel » par le mot allemand das Ding, la Chose – qui indique la pulsion – et par rapport à quoi le symbolique et l'imaginaire prennent alors le statut de semblants. En tant que philosophe, que pensez-vous de cette qualification du réel par Lacan, qui puise dans la tradition allemande de l'idéalisme transcendantal ?

Jocelyn Benoist : Kant opère en effet cette distinction fondamentale entre l'« objet », qui n'est rien d'autre que du « représenté », et la « chose », qui qualifie le réel en tant qu'il est au-delà de la représentation, et n'est pas de l'ordre du représentable. Ce point me paraît essentiel : la catégorie de réel n'est pas du représenté, et je m'accorde totalement avec Lacan sur ce point. Tant qu'on identifie le réel à l'objet ou au représenté, on le loupe !

A.P. : Or, cette identification du réel à la représentation semble caractéristique de la modernité philosophique.

J.B. : Oui. Il me semble que le problème des Modernes, c'est justement d'avoir réduit la question du réel à celle de la représentation, et à la seule question de l'objectivité de la représentation. Les Modernes, suivant en cela la ligne kantienne, ne situent pas l'objectivité dans un au-delà de la représentation, mais dans une certaine qualité de la représentation. C'est dans la légalité de la représentation – en tant qu'elle est liée à des lois – que se détermine ce rapport à l'objet. Mais, en procédant ainsi, ces philosophes ne confèrent qu'une valeur purement épistémologique à la notion de réel, et s'exposent à le manquer comme tel.

A.P. : Alors, quelle autre perspective adopter ?

J.B. : Pour donner tout son sens à la notion de réel, on ne peut pas rester à l'intérieur du paradigme représentationnel : il faut creuser en dessous et accéder au niveau de ce qui rend possible la représentation, et qui n'est pas de l'ordre de la représentation. De ce point de vue-là, la psychanalyse dans sa version lacanienne a toute ma sympathie. Mon approche se caractérise par le refus de réduire la question du réel à une question épistémologique.

La radicalité du réel

A.P. : Plus on avance dans l'enseignement de Lacan, plus il paraît clair que le réel n'est pas pour lui de l'ordre de la vérité.

J.B. : Cela me paraît très juste de dire que le rapport de vérité que l'on peut avoir au réel n'est pas ce qui le définit. Ce rapport de connaissance dans l'appréhension du réel n'est possible que sur fond d'un rapport qui est autre. On n'affronte pas la notion de réel comme telle tant qu'on se contente de l'aborder en termes épistémiques, c'est-à-dire comme ce qui peut être connu, ou soumis à des procédures de vérification ou de validation.

A.P. : Il faut donc refuser, selon vous, le geste théorique qui consiste à faire du réel un pur corrélat de la vérité ?

J.B. : Oui, car cette problématique ne fait pas droit à la radicalité de la notion de réel, qui renvoie à quelque chose de beaucoup plus fondamental, toujours déjà là, dans quoi on est, à quoi on est confronté et avec quoi on a à se dépatouiller. La force de la catégorie lacanienne de réel est de déplacer le problème et de ne plus poser la question du réel en termes de connaissance. En revanche, je pense quant à moi que cela n'implique nullement un échec ou une défaite de la vérité, au sens où cela n'exclut pas du tout qu'on puisse établir toutes sortes de vérités sur des choses réelles.

Le réel, la négativité et l'envers psychanalytique

A.P. : Mais alors, en quoi consistent vos réserves de philosophe par rapport à la catégorie lacanienne de réel ?

J.B. : Pour ce que je peux en saisir, il me semble que ce qui signe au fond l'appartenance du discours psychanalytique à l'épistémologie de la modernité, c'est le thème de l'échec, de l'impossibilité ou de la nécessité du manque. La psychanalyse, d'une certaine façon, interroge l'impensé même de la modernité philosophique, mais en même temps, en dépend aussi, en forme comme l'autre face.

A.P. : Lacan, pour sa part, faisait du discours analytique l'envers du discours du maître, dont le discours philosophique n'est selon lui qu'une forme. Expliquez-nous votre point de vue.

J.B. : Si on remonte à Freud, on peut dire que la question du réel, chez lui, est fondamentalement marquée par celle de la négativité. Freud se situe aux antipodes d'un réalisme naïf – selon lequel, ce verre que je vois, là, me serait donné dans un rapport perceptuel direct. Dès L'Esquisse d'une psychologie scientifique[3],en 1895, on trouve l'idée, reprise régulièrement ensuite, que la notion de réalité ne renvoie pas à ce type de positivité immédiate, mais ne devient pertinente que sur fond de l'épreuve de la perte. La réalité, c'est d'abord la réalité perdue. Elle ne devient réalité que là où l'on fait l'épreuve du manque, puisque, brusquement, sa présence ou son absence se mettent à avoir une valeur. À ce moment-là chez Freud, il n'y a pas de différence entre l'immédiateté perceptuelle et l'expérience hallucinatoire, tant qu'on est dans l'adhésion. On ne peut pas séparer la notion de réalité de celle d'épreuve de la réalité. La réalité est liée à la frustration, au sevrage, à l'instauration d'un écart.

A.P. : C'est ce qui paraît paradoxal du point de vue du langage ordinaire, puisque lorsqu'on parle de la réalité au sens naïf, on a l'impression de parler d'une positivité, d'une plénitude.

J.B. : Alors que du point de vue de la psychanalyse, il me semble que le réel, c'est ce qui fait mal et cela renvoie d'abord à l'épreuve du fait que quelque chose n'est pas là.

A.P. : Pour cela, si on le dit en termes lacaniens, il faut que la coupure du symbolique soit passée.

J.B. : On retrouve chez Lacan quelque chose de cette négativité freudienne.

A.P. : Oui, on peut dire que même jusqu'à un moment très avancé de son enseignement, lorsque Lacan formule qu'il n'y a pas de rapport sexuel, il s'agit d'une déclinaison du rien, du manque.

J.B. : Voilà où je veux en venir. Il me semble que si Freud soutient que le réel s'expérimente forcément dans le manque, c'est parce que c'est un Moderne : au sens où il nous donne à lire l'envers de l'épistémologie de la modernité, autrement dit, l'envers du représentationnalisme. À la fois, il en sort et il n'en sort pas. Il s'en échappe car en parlant de notre exposition à la négativité, il cherche dans le psychisme quelque chose qui ne soit pas de l'ordre de la représentation ; mais en même temps, il présente l'expérience de cette chose-là, qui n'est pas de l'ordre de la représentation, sous les couleurs de l'échec de la représentation. Cela prend l'aspect de l'impossibilité de retrouver, ou encore la forme de la déception. Tout en étant fasciné par le génie de la perspective freudienne, dans laquelle la réalité est une conquête et non quelque chose d'immédiat, je reproche à Freud d'entériner, dans le même mouvement, la problématique épistémologique de la modernité.

Au fond, c'est comme l'épistémologie de la modernité, sauf qu'elle ne marcherait jamais !

A.P. : Concernant la négativité et la place centrale conférée au manque dans le réel auquel la psychanalyse a affaire, le dernier enseignement de Lacan change sans doute la donne[4]. Avec son concept de sinthome, Lacan pense le réel comme reste de jouissance inéliminable et donc comme positivité. Là où il n'y a pas de rapport sexuel, « Y a d'l'Un », dit-il, dans le Séminaire XIX [5] notamment.

[à suivre : Épisode 2]


  1. Interview retranscrite par Marion Outrebon et Edmond Vaurette, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.
  3. Freud S., L'esquisse d'une psychologie, Erès, Paris, 2011.
  4. Cf. Miller J.-A., « L'orientation lacanienne. L'Être et l'Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l'université Paris VIII, 2011, inédit.
  5. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil, 2011.

prochain épisode : 17 février