Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

AFFINITÉS
Aurélie Ledoux
arts du spectacle
Fantasmes cinématographiques à l'épreuve du réel

Propos recueillis par Aurélie Charpentier-Libert, Guillaume Libert et Aurélie Pfauwadel[1]

Aurélie Ledoux
Aurélie Ledoux est maître de conférences au département des Arts du spectacle de l'université de Paris Ouest Nanterre. Agrégée de philosophie, elle est également membre du comité de rédaction de la revue Raison publique. Ses travaux portent sur les aspects politiques de l'art cinématographique. Elle a publié plusieurs articles sur les enjeux idéologiques du cinéma américain contemporain, l'usage de l'image dans les théories du complot et la question des rapports entre cinéma et démocratie. Elle est notamment l'auteur de L'Ombre d'un doute : le cinéma américain et ses trompe-l'œil(PUR, 2012).

Le réel est-il l'autre du fantasme ?

Aurélie Pfauwadel : Dans le cinéma américain contemporain[2], vous vous êtes intéressée à la mode des « films trompe-l'œil » qui jouent sur le retournement des apparences – où ce qui est présenté comme réel à l'intérieur du récit filmique se révèle finalement être le fantasme, le délire ou le rêve de l'un des personnages. Qu'est-ce que ces films nous permettent de saisir de l'air du temps ?

Aurélie Ledoux : À partir de films comme Usual Suspects, Fight Club, Matrix ou eXistenZ, je me suis demandée pourquoi cette forme artistique remportait un tel succès public et critique, et s'il y avait là une invention dans les procédés narratifs ou visuels utilisés. Il m'est apparu que la seule nouveauté résidait dans le rapport au spectateur, sollicité du point de vue sensoriel, sensible immédiat – comme cela est patent dans les blockbusters, qui saturent le spectateur au niveau sonore et visuel.

Ces films font éprouver aux spectateurs un effet de surprise par un retournement sensationnel des apparences. Ce renversement, en ce qu'il se rattache à toute une tradition sceptique de défiance vis-à-vis des images, a un aspect a priori contestataire : on rend visible l'incertitude du visible, l'ambiguïté de ce que l'on voit. Mais mon travail consiste à montrer que c'est bien souvent l'inverse qui se produit : un renforcement de la notion de réel dans ce qu'elle a de plus conventionnelle, définie comme une norme à accepter.

Aurélie Charpentier-Libert : Ce qui amuse le spectateur, dans ce genre de films, c'est d'avoir été trompé.

A.L. : Oui, c'est pourquoi ces films requièrent un rapport immédiat à l'image, qui consiste à la croire telle qu'on nous la donne – c'est la condition pour pouvoir jouir pleinement du twist final.

Guillaume Libert : Qu'est-ce qui, selon vous, fait un film contestataire ou, au contraire, conservateur, dans le rapport qu'il établit des images au réel ?

A.L. : Le modèle du film conservateur, c'est Le magicien d'Oz :le détour par le fantastique et l'imaginaire est compris comme un défoulement pour mieux revenir au réel, rendu ainsi acceptable et incontournable. « There is no place like home » constitue la morale de fin du film. Plus généralement, on peut situer dans cette veine les films qui opposent le réel à une espèce d'altérité absolue qui peut prendre les figures du rêve, de la folie, du délire… Par contrecoup, le réel est alors conçu comme étant l'autre du fantasme.

A.P. : C'est une idée très plate du réel.

A.L. : Oui. Ainsi, Total Recall de Verhoeven a beau conserver l'ambigüité et ne pas trancher à la fin entre fantasme et réel, il pose néanmoins les deux comme étant radicalement disjoints. De même, dans Matrix, le réel apparaît finalement comme ce qui est décevant, difficile à accepter, douloureux. Ce genre de film construit une notion du réel en elle-même non subversive puisqu'elle consiste à définir le réel sur le mode de l'anti désir.

 

Le réel, c'est ce avec quoi je dois compter pour ne pas me perdre

A.C.-L. : Dans cette série de films trompe-l'œil, vous prenez Mulholland Drive de David Lynch et Barton Fink des frères Coen comme contrepoints, en ce qu'ils montrent l'intrication entre désirs et réel. Cela donne des films étranges : cette intrication ne se fait-elle pas au prix de la perte du spectateur ?

A.L. : Ce sont en effet des formes extrêmes, qui montrent notre rapport au réel comme étant toujours médié par le fantasme, le désir. C'est pourquoi je rattache Lynch au surréalisme : le réel, c'est davantage que l'objectivement partagé. Le réel est habité par nos craintes, tissé par nos aspirations et anticipations. L'intérêt des films de Lynch et des frères Coen, c'est qu'ils refusent de désigner le réel par opposition à la subjectivité.

A.P. : Il me semble en effet qu'une série de films récents, qui interrogent notamment la possibilité de la folie, tels Memento ou The Machinist, mettent radicalement en question le statut du réel : le réel et le rêve seraient indiscernables ; le réel se réduirait à nos représentations et n'existerait que pour l'esprit humain.

A.L. : On peut aussi penser à Shutter Island de Scorsese. Certains films qui jouent avec les motifs de la science-fiction cyberpunk, comme Dark city ou Avalon, mettent en scène des personnages qui, à la fin, face à l'indiscernabilité des représentations – entre ce qui est réel ou non – ont le pouvoir de choisir le réel qui leur convient le mieux. C'est une manière de dire que le réel, c'est ce que nous décidons être tel. Ces films présentent des individus tout puissants dont les désirs font lois. C'est là l'un des enjeux posés par les notions contemporaines de virtuel et de réalité augmentée.

A.P. : Tandis que le réel, tel qu'il est pensé par Lacan, constitue par excellence ce qui s'impose à nous.

A.L. : Oui. Ferdinand Alquié, dans un dictionnaire philosophique, a produit une très belle définition du réel : le réel, c'est ce avec quoi je dois compter pour ne pas me perdre. Le temps m'est réel parce que je ne peux pas revenir en arrière, l'espace m'est réel parce qu'il me sépare des gens que j'aime. Le réel, c'est ce à quoi je me heurte. C'est le moment où mon désir trouve des difficultés à se réaliser.

Prenons l'exemple de La femme au portrait de Fritz Lang : le personnage vit en rêve l'accomplissement de son désir pour la belle Joan Bennett, ce qui le conduit de péripéties en catastrophes et tourne au cauchemar : il tue l'amant rival, doit faire disparaître le corps, etc. Lorsqu'il se réveille, il est débarrassé de son désir parce qu'il en a mesuré les conséquences. Il ne peut pas à la fois coucher avec Joan Bennett et garder sa vie de professeur rangé et honorable.Ici, le réel est ce qui résiste au désir. Tandis que dans Total Recall, qui présente quasiment le même scénario, on trouve à l'inverse l'idée que tout peut être concilié dans ce monde, y compris des choses contradictoires.

A.C.-L. : Dans la plupart de ces films, les personnages ne veulent rien savoir. Ils sont en quête d'un réel qui corresponde à leurs fantasmes. Or, il est remarquable que la femme y est souvent rejetée et, avec elle, la confrontation à l'impossibilité du rapport entre les sexes.

G.L. : Cela va dans le même sens que l'apologie de l'oubli et de l'amnésie. Dans ces mondes où tout est rendu conciliable, le réel du non rapport entre les sexes, tout comme celui de la mort, se trouve supprimé – dans Vanilla Sky, par exemple.

A.L. : Oui, à partir du moment où, dans ces mondes fantasmatiques, rien ne fait résistance, la notion même de séduction de l'altérité devient un non sujet. On est sur le mode du rêve diurne : rien ne vient faire obstacle.

 

Tout est possible dans le virtuel, rien n'est possible dans le réel

A.P. : Au XXIe siècle, la promotion du virtuel – notion que vous avez évoquée – va-t-elle de pair avec une déréalisation du réel, comme on l'entend dans les médias ?

A.L. : Dans le discours médiatique, le virtuel a pris un sens totalement mou et vague : il désigne ce qui n'est pas matériel. Or, internet et les nouvelles technologies, loin d'être immatériels, sont des produits extrêmement lourds, polluants et consommateurs d'énergie, mais l'on ne s'en aperçoit pas en raison de la délocalisation.

Il me semble que l'usage fait de cette notion de virtuel – associée aux jeux vidéos, aux avatars qui évoluent dans des mondes parallèles informatiques ou à la réalité augmentée – renvoie à la juxtaposition des différents possibles, au déchaînement des possibles. Ce « tout est possible » crée des mondes inhabitables car contradictoires. Mais c'est là une conception erronée du virtuel. Originellement, le virtuel n'est pas un possible comme les autres, c'est un possible déterminé : l'adulte est virtuellement contenu dans l'enfant, la plante est virtuellement contenue dans la graine, etc. La notion de virtuel est à mettre en lien avec celle d'actuel, comme la puissance et l'acte de la philosophie aristotélicienne.

G.L. : Cette idée contemporaine du virtuel oppose donc au réel un espace fictionnel de défoulement fantasmatique.

A.L. : Tout se passe comme si le virtuel pouvait offrir une compensation à la déception qui caractérise structurellement le réel. Mais, du coup, cela fait disparaître toute tension utopique dans notre rapport au réel, toute volonté de transformation de celui-ci[3].

A.P. : Il n'y a plus de politique du réel possible.

A.L. : Exactement. Ce qui définit en contrepoint le réel, c'est que plus rien n'y est possible. Le rapport au réel est alors vidé de toute dimension contestataire ou réformatrice.

 

Une image n'est qu'une image

A.P. : Dans quelle mesure la révolution numérique a-t-elle changé notre rapport contemporain aux images ?

A.L. : À l'ère du numérique, nous savons désormais qu'une image est quelque chose d'entièrement manipulable, par opposition à l'image analogique, fondée sur l'empreinte photochimique, qui est une image preuve : ce que nous voyons en image a alors nécessairement eu une forme d'existence réelle devant l'objectif. Avec le numérique, on est, au contraire, dans le trucage perpétuel.

Mais il me semble que le numérique n'a pas bouleversé tant que ça notre rapport à l'image, qui est fait d'habitudes et d'attentes de la part du spectateur : nous conférons le même statut aux images documentaires ou aux photos de famille numériques qu'auparavant. Inversement, on pouvait déjà faire tout dire aux images analogiques. Une image n'est qu'une image. Ce qui fait la vérité ou la fausseté d'une image, ce n'est pas son rapport à un réel, c'est le jugement que nous portons dessus. Ainsi, on aurait tort de croire que les photographies de Capa sur la guerre d'Espagne, ou de l'homme face aux chars sur la place Tian'anmen font référence immédiatement à l'événement : c'est notre savoir préalable qui fait notre jugement sur la photographie.

 

Complexité du réel insensé et théories du complot

G.L. : Dans votre ouvrage L'ombre d'un doute[4], vous citez le film Loose Change qui véhicule une « théorie du complot » sur les attentats du 11 septembre. Tout en contestant les images qui sont données à voir officiellement, ces théories font croire à l'existence d'images qui montreraient la réalité.

A.L. : Cette attitude par rapport aux images date du film d'Abraham Zapruder sur l'assassinat de Kennedy où l'on cherche la vérité à même l'image. On prend l'image au pied de la lettre, dans un rapport immédiat qui nie et court-circuite le statut d'image, en réduisant l'acte du jugement à un acte de perception. Par exemple, les tenants de la théorie du complot chronomètrent, à partir des films, le temps mis par les tours du World Trade Center pour s'écrouler, et concluent à la présence d'explosifs et à la participation active du gouvernement américain.

G.L. : Ces théories du complot constituent des tentatives de voiler le réel d'un monde difficilement compréhensible, d'une modernité angoissante, par un fantasme de puissances obscures et manipulatrices.

A.L. : Oui, l'individu contemporain se sent démuni face au réel d'un monde tellement complexe qu'il en est insensé. Le principe d'une théorie du complot consiste à recourir à une cause unique pour expliquer absolument tout – causalité conçue comme étant purement intentionnelle !

A.C.-L. : Qu'il n'y ait pas d'images de l'avion s'écrasant sur le Pentagone devient la preuve même que cela n'a pas existé. C'est la logique de l'image indicielle poussée à l'extrême.

A.L. : C'est à l'autre de produire une preuve irréfutable, sachant qu'à chaque fois qu'il y a des preuves qui sont fournies, ils en montrent l'insuffisance : même lorsqu'on présente des images aux tenant du « complot », pour l'avion du Pentagone par exemple, ils considèrent qu'elles ne sont pas suffisamment probantes, en raison notamment de leur mauvaise résolution. L'argument d'une image manquante peut toujours être repoussée d'un cran.

A.P. : Les images, ou même la science et la technique ne peuvent rien contre la certitude paranoïaque. L'image toujours manquante rejoint le type de problèmes posés par Claude Lanzmann quant au fait qu'il n'y a pas d'images de l'intérieur des chambres à gaz.

A.L. : Exactement. Lanzmann a pu dire que s'il avait trouvé un document filmé ou des photographies des chambres à gaz, il les aurait détruits. Tiré de son contexte, cela peut paraître choquant, l'idée de détruire des documents historiques, mais là où je trouve que l'argument est très fort, c'est qu'en effet : qu'est-ce qu'une image prouverait de plus ?

A.P. : Le réel des chambres à gaz ne saurait être contenu dans une image photographique ou filmée.

A.L. : La vraie question en effet n'est pas de savoir s'il existe ou non des images des chambres à gaz, mais de se demander ce qui est en dessous de cette exigence : pourquoi faudrait-il en trouver ? S'il y en avait, qu'est-ce que cela changerait ? Susan Sontag[5] explique bien cette exigence contemporaine de l'image, qui est devenue le support presque exclusif de la mémoire. Elle écrit que le problème n'est pas que les gens se souviennent à travers les photos, mais qu'ils ne se souviennent que des photos, et que cette manière de se souvenir éclipse la compréhension de l'événement. De plus en plus, l'image vient se substituer à la mémoire véritable de l'histoire.

  1. Interview retranscrite par Aurélie Charpentier-Libert et Guillaume Libert, texte établi par Aurélie Pfauwadel.
  2. Filmographie de cette interview : Le magicien d'Oz (Victor Fleming, 1939) ; La femme au portrait (Fritz Lang, 1944) ; Total Recall (Paul Verhoeven, 1990) ; Avalon (Barry Levinson, 1990) ; Barton Fink (Joel Coen, 1991) ; Usual Suspects (Bryan Singer, 1995) ; Dark City (Alex Proyas, 1998) ; Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999) ; eXistenZ (David Cronenberg, 1999) ; Fight Club (David Fincher, 1999) ; Memento (Christopher Nolan, 2000) ; Mulholland Drive (David Lynch, 2001) ; Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001) ; The Machinist (Brad Anderson, 2004) ; Loose Change (Dylan Avery, 2005 à 2009) ; Shutter Island (Martin Scorsese, 2010).
  3. Cf. Mongin O., « Puissance du virtuel, déchaînement des possibles et dévalorisation du monde. Retour sur des remarques de Jean-Toussaint Desanti », in Esprit n° 307, août-septembre 2004, p. 24-30.
  4. Ledoux A., L'Ombre d'un doute. Le cinéma américain contemporain et ses trompe-l'œil, Rennes, pur, 2012.
  5. Sontag S., Devant la douleur des autres, trad. de l'anglais par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, C. Bourgois, 2003.