Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

LE RÉEL AVEC DES ARTISTES
Michaël Sorne
Brises Marines

Michèle Simon : Comme nous allons découvrir une partie de vos œuvres poétiques des séries Traces et Brise Marine lors du Congrès de l'amp sur le thème Un réel pour le xxie siècle, pourriez-vous nous faire part de votre lecture du thème du Congrès ? Vous dites que « l'artiste est tenté de s'affronter sans cesse à la question de ce qui échappe à tout humain dans le registre du sens ». Qu'est-ce qui selon vous fait la particularité de la création artistique de l'époque ?

Michael Sorne : Je répondrai d'abord à vos deux premières questions tant elles sont soutenues par un fond commun.
Être ainsi mis au travail, en tant qu'artiste, du thème du Congrès revient à questionner ma place de peintre dans l'histoire universelle et plus précisément dans l'histoire de l'art, où, pour reprendre le mot de Claudel, « nous sommes accordés à la mélodie du monde ».
Le réel de la peinture, le rapport qu'entretient l'artiste avec la question de la création ainsi qu'au vertige de la rencontre avec la page blanche, s'inscrit naturellement dans l'époque. On ne peint pas après l'invention de la perspective, après Les Demoiselles d'Avignon, après Malevitch, Basquiat ou Zeng Fanzhi de la même façon qu'avant. On n'écrit pas après Les Fleurs du Mal ou Mallarmé comme avant. On ne compose pas après l'École de Vienne, ni après Boulez comme avant. L'artiste n'est pas indemne de l'invention de formes nouvelles d'expression, il se livre à son propre pouvoir de création corps et âme. Cela rend exigeant, parfois formidablement sectaire ; je pense avec émotion au sourire amusé de Pierre Boulez évoquant la sècheresse rigoureuse de son sérialisme généralisé d'un temps.
L'on ne peint pas plus de la même façon après la Shoah. L'histoire universelle précipite les artistes aussi dans l'effroyable carnage du Réel. Reste, après ces secousses déchirantes, à continuer de vivre et de créer si c'est encore possible.
J'ai été amené à m'interroger avec une inquiète ardeur sur le lien intime entre la position subjective des artistes et leur recherche dans le domaine de la création. C'est ainsi que j'ai pu mettre au travail la question des liens difficiles à dénouer entre impasse subjective et impasse artistique, problématique particulièrement à l'œuvre chez Rothko et De Staël, voire chez Pollock, et l'on sait que pour les uns et les autres ça ne s'est pas bien fini. Rencontre avec un Réel trop dévastateur ?
La peinture a pu comme les autres arts se remettre elle-même en question, se confronter aux conditions même de son existence en proposant de se réduire à son cadre ou son support (chez Claude Rutault), voire à la simple empreinte du pinceau (pour Niel Toroni), ou, pour la sculpture, à son socle (chez Carl André par exemple) ; au point que Philippe Thomas, inventeur de l'agence « le Ready Made appartient à tout le monde », a pu avancer que le tableau devrait être signé par son acheteur qui du coup deviendrait l'artiste.
L'artiste au xxie siècle a avant tout à assumer ces évolutions, ces positions fluctuantes avec et sans École, sans Académie, et à développer sa voie singulière de résistance à la simplification érigée en dogme par la société médiatique et à la passion de l'ignorance qui se trouve ainsi mise en scène.
Ce réel de l'Art s'orientera donc, me semble-t-il, vers telle ou telle modalité créatrice, au un par un, chacun pouvant se compter dans le bloc des résistants aux contraintes désymbolisantes du marché ou aux exigences d'un nouvel Ordre moral.
Les artistes, plus que jamais seuls devant les contraintes de leur désir de créer ainsi que de sa butée subjective et tenant à l'époque, ont ainsi à faire avec un réel qui « dépend peu d'eux mais qu'ils ont à affronter » selon l'expression de Leonardo Gorostiza.

M.S. : Pour en revenir à vos œuvres, vous choisissez souvent des textes poétiques. Pouvez-vous nous dire comment vous les choisissez et pourquoi sont-ils la matière des Traces dans vos tableaux ?

M.SO. : Ces fragments de poèmes intégrés à ma peinture ne font l'objet d'aucun choix, conscient en tout cas. La plupart des textes, et en particulier ceux de Mallarmé, sont de fidèles compagnons de route, je les porte comme des parties de moi-même, ils s'imposent dans ma vie comme des airs dans la tête. C'est le cas au quotidien et donc singulièrement quand je peins.
Picasso disait : « Si on sait exactement ce qu'on va faire, à quoi bon le faire ? » Quand je me mets au travail, je ne sais pas exactement ce que je vais peindre et c'est au cours du processus de découverte du tableau en train de se faire qu'une phrase, un fragment de poésie s'installe entre la peinture et moi. Je les inscris, alors, à la fin, Traces de leur passage dans ma vie d'artiste, sans que l'on puisse dans leur calligraphie les reconnaître ; ils restent ainsi Traces de l'intime.

M.S. : Vous parlez de « nuage de couleur » et non de leur matière qui pourtant, par sa texture épaisse et la prédominance des couleurs primaires, est très appuyée, notamment dans la série Brise Marine. Pourriez-vous nous en dire plus ?

M.SO. : Permettez-moi de citer ce que j'écrivais pour introduire ma série Les Ailes du désir : « La prédominance des couleurs primaires vise à rendre compte de la profonde proximité discordante qui unit la matérialité des corps aux anges. Le mélange des couleurs primaires ouvre le chaud abîme du noir quand les ailes des anges sont habituellement d'un blanc signant la pureté, le jeu de la peinture comme celui du désir va de l'un à l'autre, noir blanc, chaud froid et le peintre se trouve ici confronté à la gageure de représenter cette si pesante légèreté. »
Il s'agit sans doute de cela quand j'évoque des nuages de couleur. La matière parfois épaisse de ma peinture tente de rendre compte de cette si pesante légèreté. Mallarmé, encore lui, parlant de sa démarche créatrice, écrivait qu'il s'agit de « peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit ». Quelle meilleure définition de l'expressionnisme abstrait dans lequel je peux me reconnaître ?