Un réel pour le XXI sciècle
ASSOCIATION MONDIALE DE PSYCHANALYSE
IXe Congr�s de l'AMP � 14-18 avril 2014 � Paris � Palais des Congr�s � www.wapol.org

LE RÉEL AVEC DES ARTISTES
FRAGMENTS
Michèle Simon

Le mardi 15 avril, dans le cadre du Congrès de l'amp et en lien avec le thème Un réel pour le xxiesiècle, des artistes présentent une partie de leurs œuvres dans une salle dédiée à l'exposition. Lorsque j'en ai proposé l'idée à Guy Briole, j'ignorais encore l'ampleur que ce projet allait prendre. Aujourd'hui, ce sont sept artistes – une sculptrice, quatre peintres, un écrivain et un artiste designer – qui sont au rendez-vous. Fruit des rencontres avec chacun d'eux, le cheminement de ce projet a autant trouvé appui sur leur proposition artistique que sur les questions soulevées par le thème du Congrès tel que nous l'a présenté Jacques-Alain Miller et le désir qui était le mien de voir naitre cette exposition.

Freud considérait que le mode sur lequel une œuvre nous touche tient à son arrangement, à sa composition qui fait que nous y sommes intéressés au niveau de l'inconscient. Et, dans Hommage fait à Marguerite Duras, Jacques Lacan, en 1965, soulignait « que le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c'est de se rappeler avec Freud qu'en la matière, l'artiste toujours le précède […] lui fraie la voie ».

Que nous disent les artistes de l'époque et du réel qui lui est propre ? En quoi le faire de l'artiste peut-il nous enseigner sur le savoir y faire de la fin de la cure ? Quelles affinités ce faire a-t-il avec celui de l'analyste ? Ces quelques questions ont guidé ce projet et ont trouvé, pour une part, à s'éclairer autant par les œuvres choisies que par les textes et le jeu des questions/réponses auxquels les artistes se sont prêtés qui dans ce livret accompagnent les œuvres.

Rencontres
Pour Martine Bartholini-Soueix, sculptrice, travailler des matériaux dans le passage de la vision au toucher revient à avoir les yeux au bout des doigts. Rien dans la matière ne lui fait peur, ne la dégoute. Elle crée à partir de boyaux de porc, de cocons de vers à soie, d'hosties, de chambres à air, d'œufs, de papier journal ou cellophane et de tiges d'aluminium. Comme l'affirme Christiane Terrisse, familière de son œuvre : « Elle transmute la matière la plus triviale en inclassable. » Martine Bartholini-Soueix travaille et créé avec la matière. Aussi n'est-elle jamais seule dans son travail de création puisqu'elle le fait avec la matière. Aériennes, délicates ou fragiles, les œuvres sont extraites de la substance brute pour faire apercevoir ce qui ne peut se représenter. Peut-être des « Féminités secrètement encloses dans ces énigmatiques constructions» et, plus surement, la solide légèreté de la matière. Les œuvres présentées lors de l'exposition – dimanche après-midi, vanitas paon, idole, chimère, tore 8 et extime – donnent à voir ce qui fait le cœur du travail de l'artiste sur les corps, à savoir que la fragilité ça tient quand même. Encore s'agit-il de faire avec la résistance de la matière.

Avec François Rocamora, c'est l'époque qui est dépeinte, et ce qui y surgit, sans loi. Lame de fond d'un bleu intense qui surprend des hommes d'affaires démunis, pris au piège. Architectures démesurées, dénuées de sens, faisant irruption, forçant le regard, dans une nature qui n'en peut mais. Enfin, tableaux plus sombres, inspirés par Dürer dans Melancolia et par la mythologie pour PAN. Cet univers artistique oscille entre rêve et poésie, fruit d'une recherche et de références aux écrivains qui l'accompagnent, notamment Blanchot, Pessoa et Agamben. Il s'agit pour l'artiste d'avoir une autre présence qui cultive l'étonnement en accueillant le réel. Ce qu'il nomme être en poésie dans sa lecture du monde. La série des œuvres sélectionnées pour l'exposition tente de rendre compte de cette recherche sur le thème du surgissement : En bleu adorable, Débordement, Homme à la sauterelle en contrepoint desquels répondent Melancolia et PAN.

J'ai rencontré Michaël Sorne lors d'une de ses expositions intitulée Les Ailes du désir. De l'expressionnisme abstrait de ses toiles, j'ai été tout particulièrement saisie par son travail sur l'effacement de la trace, menace de son évanouissement même. Fragments de textes poétiques, traces presqu'effacées par le recouvrement de la peinture. Jouant également sur la calligraphie des traces produites, le tableau, tel un palimpseste, réécrit en peinture une autre histoire, peut-être celle des effets produits par ces traces même. Enfin, l'épaisseur de la matière, la prédominance et le mélange de couleurs primaires, dans une alternance de couleurs vives et sombres, soulèvent un pan discret du voile sur l'abîme dont ses tableaux sont nés. Deux œuvres de la série Traces et trois de la série Brise Marine - construite autour du poème de Mallarmé - sont ici présentées. Entre la création des deux, quasiment dix ans se sont écoulées pour poursuivre une même quête, celle des fragments du poème méconnaissables, à l'image du réel ou de l'irreprésentable de la condition humaine. De l'une à l'autre des séries présentées, une voie se dessine en contrepoint de l'effacement des fragments du poème, la matière se fait plus épaisse, plus consistante.

L'œuvre délicate de Claude Luca Georges, à mi chemin entre sculpture et peinture, a quelque chose de baroque. Dans son travail, il s'inspire également de la Modernité dans l'art. Son œuvre s'appuie sur le principe de la dualité de la vision,entrehors-sens et sujet. Cette dualité, l'artiste la radicalise en proposant des tableaux qui s'offrent d'abord à l'œil comme objets abstraits, que l'on reçoit bruts dans leurs formes, leur texture, leur aspect. Peu à peu le sujet apparait et l'on découvre une présence, un bout d'histoire. Le choc nait de cette rencontre. Quatre tableaux sont présentés : Europe enlevée, Buveurs de ciel 1, La transgression de Gongora et Morceaux du corps de l'amant dans le paysage.

Pablo Reinoso, artiste et designer, sculpte la matière. Utilisant les objets à contre emploi, il les tord et les remodèle pour redessiner les espaces architecturaux qu'il s'approprie. S'inspirant du résidu qu'il gardait de la conférence de J.-A. Miller, et à partir de l'idée du surgissement, de l'arrachement d'un crachat, de spirale descendante et d'une trame, l'affiche qu'il a créée pour le Congrès est une très belle œuvre picturale. Pour cette exposition, il nous offre également une autre œuvre et, devrais-je dire, des œuvres où, à partir de la trame et de la spirale imaginée pour le Congrès, les Lettres de l'alphabet se détachent, une par une, dans un ordre par lui tenu secret.

Performance : Réécrire le livre:
À l'origine de la performance proposée par Francisco-Hugo Freda et Gérard Wajcman, il y a le livre de G. Wajcman intitulé L'interdit. Livre composé presqu'exclusivement de notes en bas de page commentant un texte effacé. La page blanche, que seules bordent ces notes, incarne le silence d'une langue perdue avec la Shoah, le yiddish.

Entreprise osée, FHF s'est proposé de réécrire le livre, s'appuyant sur le fond de page que forment les pages blanches du livre de Gérard Wajcman. Métamorphose de la voix en regard ? La surprise nait du passage de l'un à l'autre. La page devient l'unité, mettant ainsi en évidence, pour reprendre les propos de FHF, le caractère structurellement morcelé et l'incomplétude de toute histoire. Entreprise poétique qui réécrit le livre à partir de la lettre de L'interdit.

Mais leur proposition ne s'arrête pas là. Ils invitent ceux qui, au Congrès, durant toute la journée du lundi, le souhaiteront, à faire de même et sur « Les pages presque blanches arrachées d'un roman qui semble raconter le voyage d'un homme en voie de perdre la parole » à déposer dans le blanc de ces pages leur voix « sous une forme visible ». Pour inscrire dans ces pages le roman qui y est effacé, oublié ou perdu. « Le concert de toutes ces voix déposées dans les pages du livre formera un nouveau livre, L'interdit réécrit. »

Ponctuation
Dans cette exposition, il est question de fragments, de bouts d'histoires, à partir desquels les artistes présentés ont créé leurs œuvres. Parce que la peinture résiste au tableau, la matière à la sculpture, ou le silence au roman, l'œuvre est toujours effet, produit d'un désir de faire, et d'un savoir y faire toujours singulier, qui permet de faire matière de son réel.